Les retrancher de la surface de la Terre, car ils ne méritent plus d’y vivre ! C’est la tentation ultime. Elle fonctionne dans tous les sens. On a tous une bonne raison de la légitimer. De mon point de vue, car c’est par ce biais que je regarde le monde, et pour préserver ma sécurité et ma liberté, si tant est que l’on puisse garantir l’une et l’autre, certains, surtout s’ils sont des terroristes, ne méritent plus d’occuper la moindre parcelle de cette Terre que nous avons pourtant en partage. Quelque décisionnaire obscur requiert d’ailleurs le rétablissement de la peine de mort pour ces êtres menaçant « nos valeurs ». Le problème en serait-il résolu ? Je ne sais pas. Mais je ne le pense pas. La satisfaction symbolique de supprimer, en une forme de vengeance étatique, un malfaisant, résoudrait-elle la guerre des points de vue ? Cela se saurait ! Car c’est bien de cela qu’il s’agit : mon point de vue, grosso modo partagé par ceux qui se retrouvent dans une même nation, une même culture, des valeurs communes est confronté au point de vue d’un autre, lequel est façonné dans un autre pays, une autre culture et une autre langue. S’ils sont bien délimités géographiquement, sans effets de bord, les uns et les autres pourraient vivre, non pas en bonne entente, mais en bonne ignorance. Mais ça ne fonctionne plus de cette manière. A l’heure de la mondialisation, les points de vue se sont donné des ailes d’universelle prétention. Irréductiblement. Alors le point de vue de l’autre est devenu une menace, un danger. De quelque côté que l’on regarde. Mais mon point de vue est le bon. Évidemment. Et inversement. Étant chacun partisan du moindre effort, par peur et ignorance, il convient d’éliminer le danger plutôt que de le réduire. En d’autres termes, il faut qu’il disparaisse pour que je vive. Donc puisqu’il n’y a pas d’alternative, c’est la guerre à mort.

« Coupe-le. Pourquoi faut-il encore qu’il épuise la terre ? »
« Maître, laisse-le encore cette année, le temps que je bêche tout autour et que je mette du fumier. »
Dans l’évangile de Luc [1], on sent l’impatience du maître de la vigne face à ce figuier en son milieu, comme un vilain petit canard ou une bête noire, qui ne porte aucun fruit et qui assèche la terre : il ferait bien de disparaître, celui-là, il ne sert à rien qu’à nous contrarier. Aux oubliettes ! Des générations de chrétiens se sont vus justifiés dans leur choix d’élimination parce que, comme dans toute bonne parabole le maître de la vigne représente nécessairement Dieu. Dieu semble justifier et approuver l’élimination de cet importun. Qu’il soit retranché de la surface de cette Terre ! Il y a bien ce petit vigneron qui essaie de trouver une solution et qui obtient de repousser la solution finale d’une année, au moins. Mais l’affaire est classée : puisque tu ne portes pas de fruits, tu as reçu ton jugement. Terminé. Et Dieu reprend son rôle de tyran, celui dont on veut bien l’affubler pour se justifier de ne pas croire en lui. Ou celui qu’on n’accepte pas qu’il ait : il représente si mal l’idée de bon sens que l’on se fait de Dieu ! Si même l’évangile présente un Dieu tyrannique, décidément, le religion ne sera jamais le creuset d’une solution possible.
Seulement voilà. Notre lecture de cette parabole est habituellement parfaitement erronée. Les intégrisants justifient leur propre justice sur un contre-sens, ce que les braves gens, qui sont eux pleins de bon sens, ne peuvent pas accepter. Tant que l’erreur n’est pas mise au jour, elle perdure comme source de scandale. De quelle erreur s’agit-il ? C’est simple, dans cette parabole, Dieu, ce n’est pas le maître de la vigne. Le maître de la vigne, c’est moi, ou toi ou nous. Collectivement ou non. Référons-nous donc à la Genèse, où nous apprenons que Dieu, justement, a confié le soin de la Terre à l’homme. Celui-ci en prend la responsabilité et en devient le gérant, charge à lui de l’embellir, de lui faire porter du fruit. Il n’est donc ni étonnant ni scandaleux que Luc fasse référence à la vocation de l’homme dévoilée dans la Genèse dans ses paraboles ! Donc, c’est moi, cul-terreux d’humain, quoique gérant de la création, qui ai la charge de cultiver cette vigne, moi qui suis le maître de la vigne. C’est donc moi qui ai décidé de retrancher ce figuier qui ne porte pas de fruits. C’est moi qui ai porté le couperet, qui ai invoqué la peine de mort, c’est moi qui veux retrancher de la Terre des vivants ce parasite dangereux. Et moi, je ne suis pas Dieu. Le maitre de la vigne ici n’est pas celui qu’on croit, du moins tant que l’on ne réfléchit pas au moins une seconde. Ce n’est donc pas Dieu qui est représenté par le maître de la vigne dans cette parabole.
Et ce figuier qui ne porte pas de fruit ? Qui représente-t-il ? Qui est-il donc ? C’est encore moi ! Mon alter ego. Mon semblable. A ceci près que je ne lui reconnais plus aucune dignité humaine. Il est celui que je ne veux pas connaître parce qu’il me fait peur. A priori. Celui qui, donc, mérite d’être retranché de la Terre, juste parce qu’il est une menace, avérée ou supposée, ou un danger reconnu.
En réalité, nous sommes chacun à notre tour ce trublion malfaisant l’un pour l’autre. Nous nous jetons l’un à l’autre l’anathème purificateur ou exterminateur, au choix. Nous sommes chacun l’hérétique de l’autre, chacun étant sûr de sa propre justification et de son bon droit. Si vraiment l’extermination mutuelle est la seule solution envisageable, on est mal barré. D’ailleurs on est vraiment mal barré car la solution est ailleurs.
Et c’est là qu’apparait celui dont on ne sait pas vraiment d’où il sort. Ce simple vigneron ! Dans d’autres circonstances, il aurait été potier façonnant inlassablement pour l’anoblir la matière de la Terre, ou boulanger pétrissant et donnant une belle forme à la nourriture de la Terre. Aujourd’hui, il ne semble être qu’un simple jardinier qui veut prendre soin, malgré la « bonne solution » du maître de la vigne de ce figuier moribond. Sa voix se veut discrète, façonnée de projets, pétrie d’espérance. Elle propose, elle invite avec infiniment de douceur. Elle prend soin autant du figuier en mauvaise posture que du maître impatient et inquiet. Sa proposition est temporaire, mais secrètement renouvelable. Elle seule manifeste le cœur généreux de celui qui la porte. Elle seule ouvre une espérance inattendue et surprenante.
Dieu se cache derrière cette humilité. Il se dévoile derrière l’invitation à l’espérance. C’est un Dieu capable de miracles qui est suspendu à notre assentiment, à notre bon vouloir. Un « diplomate » dont la finesse est l’argument et la persuasion l’arme. Un Dieu resplendissant dans le creuset de la foi.
Sans doute faut-il savoir ouvrir son cœur à cette voix inattendue pour découvrir que le cœur de Dieu est bien différent de l’idée que nous nous en faisons. Que nous adhérerons à ses solutions qu’à travers notre participation à son humilité. Ce n’est pas une mince affaire. Mais il a la patience de nous attendre.
Notez bien
[1] Jésus dit cette parabole : « Un homme avait un figuier planté dans sa vigne. Il vint y chercher du fruit et n’en trouva pas. Il dit alors au vigneron : “Voilà trois ans que je viens chercher du fruit sur ce figuier et je n’en trouve pas. Coupe-le. Pourquoi faut-il encore qu’il épuise la terre ?” Mais l’autre lui répond : “Maître, laisse-le encore cette année, le temps que je bêche tout autour et que je mette du fumier. Peut-être donnera-t-il du fruit à l’avenir. Sinon, tu le couperas. » (Lc 13, 6-9)