Ces petites histoires de tigres ne me dispensent pas de faire un retour sur l’année de la vache que j’ai évoquée ici, l’année 2021.
Une année d’espoirs déçus sur le front de l’épidémie ; alors que le bout du tunnel était entrevu, il s’est avéré être un mirage. Faut-il trouver dans cette épidémie la mise au jour de nos caractères, individuels et collectifs, que l’on dissimulait peu ou prou derrière notre fonctionnement quotidien ? La crainte aussi bien que la couardise se sont révélées parfois plus fortes que l’imagination créatrice dans la Société sans doute, et assurément dans l’Église.
Une année de stupéfaction, de colère et de souffrance en raison des révélations sur la pédocriminalité dans l’Église. Personnellement, j’ai toujours trouvé en elle un accueil chaleureux et paisible et n’ai jamais craint quelque danger que ce soit. Mon caractère, ma personnalité ou ma stature imposante ont-ils dissuadé quelque prédateur ? Je ne peux le dire : j’ai toujours été parfaitement ignorant de ce genre de méfaits. Après coup, ai-je été naïf ? Sans doute, et tant mieux. Si bien que c’est avec une grande sincérité que j’ai moi-même pris le chemin du sacerdoce. Comment aurais-je pu penser qu’il fût pour quelques-uns un chemin de corruption absolue ?
Ce chemin sacerdotal m’ayant mené jusqu’au Japon où l’année 2021 fut la vingt-huitième.
Elle fut un peu à l’image de ce dimanche 20 février à Obihiro. Le ballet d’énormes bulldozers de chantier est impressionnant de légèreté. Qu’ils soient solitaires ou en duo, parfois avec un camion-benne, inlassablement, ils s’agitent en une chorégraphie improbablement minutieuse et précise afin de ramasser sur routes et aires de stationnement les tonnes de neige tombées pendant la nuit. D’autres, outillés de machines plus modestes, mais tout aussi efficaces, s’affairent à dégager les trottoirs, d’autres encore, à la pelle jaune fluo s’attaquent à l’entrée de leur maison. Il est midi. La neige est moins abondante. Ce qui devait être fait est fait. Personne n’a failli à son devoir altruiste. Et chacun est rentré chez soi. L’hibernation peut reprendre.
Le covid a joué le rôle de la neige de ce jour dans l’Église du Japon pendant toute l’année, le clergé s’est agité avec constance, détermination et coordination pour mettre en œuvre toutes les mesures de protection nécessaires, avec le sentiment légitime d’avoir bien agi. Et il faut bien reconnaître que dans le diocèse du Hokkaido, aucune église ne s’est trouvé le centre d’un foyer épidémique. Mais ce fut au prix d’un ralentissement drastique de la vie de l’Église, d’une hibernation donc. Encore aujourd’hui, depuis trois semaines et encore pour trois semaines, les messes dominicales publiques sont défendues dans tout le diocèse : Omicron en est la cause. La solitude et la neurasthénie sont aussi des effets de cette hibernation forcée. Comme l’a évoqué judicieusement un confrère franciscain de 91 ans : « L’Église s’est bien occupée de préserver la santé des fidèles, mais a négligé parfaitement leur salut, c’est-à-dire leur santé spirituelle. » J’ai peur qu’il n’ait pas tout à fait tort.
Je me demande si mes confrères prêtres hibernent également le dimanche. Moi non plus, je ne peux célébrer la messe paroissiale. Mais j’ai la chance d’être l’aumônier du couvent des carmélites de Tokachi. La messe est semi-privée et autorisée. C’est pour moi une grande grâce. Alors donc ce matin, avant même que les déneigeuses esquissent leurs premiers pas de danse, ma voiture fière et rouge s’est attaquée à la vierge immaculée, je veux dire, à la neige toute neuve, pour me mener à la messe dominicale des carmélites. Après que mon balai de compétition m’a permis de dégager cette épaisse neige de ma voiture, et après une quinzaine de kilomètres en écoutant les laudes du dimanche des moines de Tamié, je suis arrivé sans encombre à 6 h 30 au carmel pour y préparer ordinateur et caméra afin de diffuser sur YouTube en direct la messe dominicale. Depuis le début des restrictions sanitaires, il y a déjà deux ans, les carmélites m’ont autorisé à diffuser chaque dimanche la messe sur YouTube à la condition que je respecte la clôture. Je ne vous raconte pas la trouille que j’avais au début. Lorsque mon homélie est nulle, lorsque je n’arrive pas à aligner deux mots japonais corrects à la suite (et ça arrive), lorsque je bafouille ou baragouine, je me rassure en me persuadant que cette mauvaise homélie terminée, elle s’évanouira naturellement avec le temps qui passe. Mais envoyer une homélie sur YouTube, ce n’est plus la même affaire. À moins d’effacer la vidéo dans la foulée évidemment… ce que je ne fais pas. Alors j’ai pris mon parti d’être parfois nul. Et si à travers cette faiblesse ou cet échec, quelque part quelqu’un peut en tirer parti… J’ai rangé depuis longtemps mon orgueil. Et la prière des carmélites accompagne toutes les personnes susceptibles de trouver dans cette vidéo dominicale l’unité ecclésiale et le soutien spirituel en ces temps malmenés. Certes, seule la messe du dimanche est diffusée sur Internet, mais il n’empêche que chaque jour que le Seigneur fait, je quitte mon presbytère à 6 heures pour aller y célébrer la messe. Depuis que je suis à Obihiro, je considère cette messe quotidienne comme une grande retraite perpétuelle.
Enfin, puisque je me suis remis à prendre l’avion, quand je ne suis pas à Tokyo ou ailleurs au Japon. Là, je me fais remplacer par un confrère franciscain qui vient de Kushiro, à 130 kilomètres d’ici. Et pourquoi donc, je vous prie ? Parce que mes confrères des Missions Étrangères au Japon ont eu la drôle d’idée de m’élire responsable de leur groupe pour un mandat de cinq ans à compter de février 2021. Cette nouveauté m’oblige à repenser mon travail missionnaire, car il me faut désormais m’occuper de mes confrères en préparant et animant des rencontres studieuses ou spirituelles, en faisant l’interface entre les MEP et les autorités de l’Église japonaise et en reliant notre groupe MEP du Japon avec les autres groupes répartis en Asie ainsi qu’avec Paris. Et je ne vous parle pas de la paperasse ! Cela dit, je ne fais toujours pas la vaisselle. Si bien que chaque mois je passe une semaine au service des MEP à Tokyo, centre à partir duquel je peux rayonner sur tout le Japon en visite chez mes confrères répartis çà et là… Ce qui m’a valu, il y a quelques semaines, de présider les funérailles du père Jean Pencrec’h, notre plus ancien confrère, 97 ans, à Kobé. J’en étais très ému. Au mois de mars, j’irai à Hakodaté y visiter mon confrère Philippe. Avec un peu de nostalgie, car il a actuellement la charge de la paroisse de Yunokawa où j’ai passé 10 ans de ma vie missionnaire… Il est temps que j’y aille, car il est nommé à partir d’avril curé de… Obihiro. Oui, exactement, là où je suis curé actuellement… J’ai demandé à l’évêque de Sapporo de considérer mon métier supplémentaire et mes absences nécessaires pour le mener à bien. Philippe arrivant comme nouveau curé, je deviens coopérateur… Ce qui me donne une liberté accrue.
En 2023, nous attaquerons l’année du lapin. Je vous en dirai plus l’année prochaine. Pour le moment, vivons pleinement cette année 2022. Je ne sais donc pas ce qu’elle nous réserve.
Si l’espoir n’est pas permis, que l’espérance prenne le relais. Et si l’espoir surgit, ne délaissons pas l’espérance !