Je ne sais pas s’il convient d’emblée d’en faire une œuvre d’art, tant son histoire tumultueuse nous renvoie tour à tour sur des chemins incertains ou vers des postures péremptoires, mais elle fait sans conteste l’objet de controverses passionnées.
Laissez-moi vous raconter, telle que je la perçois, l’histoire récente d’une œuvre artistique.
En 2005, à Baton Rouge aux États-Unis, a été vendue dans une vente locale une quelconque peinture pour 1175 dollars. Une bonne affaire, ou pas, pour son vendeur qui l’avait acquise en 1957 pour quelques livres sterling. La toile avait été perdue pendant plus d’un siècle et demi et avait réapparu dans un piteux état. Quelques restaurations plus tard, elle tape dans l’œil en 2008 d’un expert déclarant à l’encontre de plusieurs autres que, si ça se trouve, ce serait bien le 16e Léonard, le Léonard égaré, le fameux « Salvator Mundi » représentant le Christ bénissant le monde… Il n’en fallait pas plus pour échauffer les esprits, mettre le cœur des nouveaux riches en chamade, pousser des cris d’extase, tomber en pâmoison devant une œuvre que personne n’a jamais vue, quoiqu’ayant déjà été dédaignée pour à peine plus d’un millier de dollars trois petites années plus tôt.
Associer le « Salvator Mundi » à Leonardo da Vinci suffit-il à faire de ce barbot un chef-d’œuvre ? Pour le porte-monnaie et l’aura des nouveaux riches ? Oui. Ne citons que les deux derniers acquéreurs. Dmitri Rybolovlev, apparatchik et président du club de foot de Monaco, l’a acquise pour 127,5 millions de dollars en 2013. S’est-il laissé sauver par le Sauveur à sa contemplation ? Certes non. L’objet a dû finir dans le coffre d’une banque suisse jusqu’en 2017. Le 15 novembre, au milieu d’une vente d’art moderne, plus encline à faire monter les prix, c’est à New York que Christie’s l’a mise à disposition, à des fins de plus-value pour son propriétaire. Le secret sur le nom de son nouveau maître s’est éventé comme un mauvais élixir (pour moins de 450 millions de dollars, plus rien n’est garanti !), puisque c’est le sulfureux prince héritier d’Arabie Saoudite Mohammed Ben Salman qui en a fait son « quatre-heures » avant de l’entreposer dans un vague débarras de son yacht personnel, pâle copie du paquebot France. Il est mal parti pour se laisser sauver par le sujet de son tableau honnêtement acquis pour quelques piécettes, qui elles, ont été mal acquises à n’en point douter.
Le « Salvator Mundi » attribué à Leonardo da Vinci, actuellement la propriété de MBS, est-il un chef-d’œuvre ? MBS se bat comme un beau diable pour le faire reconnaître comme tel. Son principal argument est tout entier contenu dans la somme dont il a bien voulu se défaire pour cette acquisition de prestige, un prestige sur lequel il compte pour redorer sa propre réputation aussi bien que celle de son pays. Rendez-vous compte ! L’Arabie Saoudite possède un véritable Léonard !
Un prestige qui devrait lui ouvrir les portes des musées les plus prestigieux, et pour cause. Au premier rang desquels, le Louvre. Celui d’Abu Dhabi, comme un galop d’essai, dont il aurait pu faire partie de la collection permanente. Peine perdue : il n’a pas montré sa splendeur au cœur des déserts pétrolifères. Et le Louvre de Paris serait-il le parfait écrin pour magnifier l’œuvre, proposée pour l’exposition Léonard commémorant les 500 ans de la mort du maître ? L’ambition de MBS étant sans limites, il exige que l’œuvre soit présentée à l’égal de la Joconde… soit en vis-à-vis, soit de manière à ce qu’un seul regard les épouse chacune. Afin que le prestige de Monalisa déteigne sur le besoin de reconnaissance de MBS, pardon, du Salvator.
Bien que la Joconde ne fasse pas partie de l’exposition Léonard, car c’est une œuvre que l’on ne déplace pas, la ficelle était bien grosse pour détourner de l’exigence d’authenticité artistique dont doivent faire preuve les conservateurs de notre musée national qu’aucune compromission ne peut entacher.
La fin de non-recevoir éloignera à tout jamais le « Salvator Mundi » des yeux de la plèbe parisienne et entachera le prestige espéré de MBS qui, vexé, conserve désormais son jouet pour lui tout seul dans son luxueux caboteur à l’abri des regards qui selon lui ne le méritent pas.
Mais les ambitions de MBS ne font pas non plus de cette œuvre une médiocre toile sous prétexte que quelques centaines de millions de dollars ne sont une raison ni suffisante ni nécessaire pour en faire un chef-d’œuvre. Elle en est peut-être un, mais pas pour de mauvaises raisons.

Le regard du Christ
Si l’atmosphère générale est bien léonardesque, comment expliquer le morne regard du Christ ?
En réalité, il ne fait aucun doute que Leonardo da Vinci soit l’auteur principal de cette œuvre. Le qualifier de « principal » implique que d’autres ont apporté leur savoir-faire à une œuvre dont il était l’inspirateur. Quelques peintres de son atelier, des artistes ayant acquis leurs compétences auprès du maître, ont, très certainement « à la manière de », apporté leur touche artistique, mais aussi personnelle et différente à ce tableau, dont on peine à dire que l’Artiste en est l’auteur unique. Quelques imperfections et différences de style en fourniraient les arguments nécessaires. D’autre part, sa mauvaise conservation au cours des siècles, ses dégradations ainsi que les restaurations inéluctables ont évidemment altéré son authenticité : ce que l’on voit aujourd’hui n’est pas ce que Léonard, assisté de ses ouvriers, a peint. Le temps a « œuvré » pour que les dégradations ainsi que les artistes restaurateurs en soient devenus, à leur corps défendant, des auteurs.
En l’état, bien malin celui qui pourrait affirmer objectivement que le « Salvator Mundi » est un chef-d’œuvre. Privilégier l’un ou l’autre critère revient déjà à mettre en œuvre sa propre subjectivité. Il ne s’agit pas de s’engager dans une impasse, mais d’exprimer une opinion qui recevra ou non l’assentiment du plus grand nombre.
D’une certaine manière, puisque le sujet est mis sur la table, la mise en œuvre de la gouvernance au sein du groupe Japon des Missions Étrangères dégage quelques analogies avec cette histoire.
Une œuvre à accomplir, des acteurs multiples et variés aux intérêts divergents et aux enjeux à défendre sont les ingrédients de cette gouvernance. Des experts — de leur compétence —, des riches — de leurs prétentions —, des conservateurs — de leur souci d’authenticité —, des restaurateurs — de leur capacité artistique —, des péquins — de leur ressenti à l’emporte-pièce — auront tous leur petite idée sur l’œuvre à qualifier.
Une décision peut-elle être considérée comme juste et vraie parce qu’elle ira dans le sens des convictions de quelques-uns des acteurs ? Et donc injuste et fausse pour d’autres, car leurs intérêts seront contraires ?
Alors, reprenons cette histoire afin de dégrossir notre réflexion sur la gouvernance. Oui, chez nous il y a un vrai chef-d’œuvre qui, contrairement au Salvator Mundi, ne souffre ni doutes ni interrogations sur son authenticité, c’est l’« œuvre du Christ » à laquelle nous concourons à la suite du Seigneur par notre action missionnaire. Cette œuvre est en devenir d’être un chef-d’œuvre, car son auteur est le Christ lui-même. Et nous, chacun, nous participons à son avènement, selon l’appel spécifique du Seigneur et selon nos charismes. Bien malheureux celui qui aurait la tentation de se prétendre le nouveau Léonard.
Mais par souci du bien et du beau si, inspirés de Léonard, nous participons comme simples exécutants, simples peintres, simples apprentis à la beauté de l’œuvre, et en en étant heureux, ce serait déjà une grande satisfaction pour le maître.
Mais traçons des liens entre Mohammed Ben Salman et notre situation de missionnaires. Il nous montre deux écueils qu’il ne veut pas surmonter, des écueils qui sont pour nous des tentations. 45.000.000.000 de Yens, ou 45 milliards de Yens, ou 450 oku yens, ça fait une belle somme ! Une somme qui justifie à ses yeux que le « Salvator Mundi » soit reconnu comme une œuvre d’art ! Et même la plus grande œuvre d’art mondiale !
Notre tentation analogue, c’est de croire que notre intelligence, nos talents, nos charismes, bref, toutes nos richesses suffisent en elles-mêmes à considérer que l’œuvre que nous « possédons », c’est-à-dire l’œuvre à laquelle nous concourons, soit notre œuvre, et si possible une œuvre d’art ! Ce qui nous amène tout naturellement à la deuxième tentation, celle qui consiste à nous servir de nos multiples dons, charismes, mais aussi notre expérience pour faire reconnaître et susciter notre propre gloire, ainsi que prétend le faire Mohammed Ben Salman : redorer son aura et celle de son pays. Aucune de ces deux postures n’est au service de l’Œuvre-d’Art, aucune de ces deux attitudes n’est au service de l’œuvre du Christ.
Nous sommes une multitude d’acteurs à remplir notre rôle dans la réalisation du chef-d’œuvre du Christ. Chacun avec ses qualités et ses charismes, et si possible dans la condition du serviteur dont la grande satisfaction est la réalisation du chef-d’œuvre christique.

Détails de la frise
Est-il envisageable que le maître ait « oublié » de représenter une partie de la frise du vêtement du Christ ?
C’est notre mission. Assurément, il convient de différencier les charismes, pour tirer le meilleur de ceux qui les portent. Ce que MBS se refuse à faire.
- MBS reconnaît-il les qualités des ouvriers peintres de Léonard ? Non ! Il nie leur existence afin que tous les mérites en reviennent uniquement au Maître.
- MBS prend-il en compte la qualité ou non des restaurateurs qui se sont succédé au long des années pour faire de cette œuvre ce qu’elle est aujourd’hui ? Non ! Ils reçoivent le même traitement que les ouvriers peintres : ils n’existent pas.
- MBS s’entoure-t-il d’avis éclairés pour déterminer avec précision l’histoire de cette œuvre et, le cas échéant, en déterminer sa nature ? Non ! Ces avis doivent être conformes à ses fantasmes préconçus : ils doivent nécessairement concourir à la confirmation du chef-d’œuvre. Sus aux conservateurs du Musée au Louvre qui n’ont pas partagé les vérités fantasmatiques de MBS.
En d’autres termes, pour l’élaboration de sa vérité, qui se doit d’être reconnue universellement, il n’a que la profondeur de son coffre en banque à opposer. C’est pathétique.
Il n’a de cesse que de vouloir être glorifié lui-même par la glorieuse reconnaissance de sa toile qu’il a du mal à obtenir, car les « vrais » acteurs ne s’aventurent à l’identifier que par le truchement de « vrais » arguments, et ne considèrent pas la somme astronomique de 450 millions de dollars comme de nature à fournir un argument d’authenticité valide. Évidemment. Il lui manque le discernement propre à aiguiser son honnêteté intellectuelle, tout ébloui qu’il est de ses liasses.
Il lui est impossible de s’en remettre aux personnes qualifiées et reconnues du fait de l’autorité qui leur est conférée en raison de leurs compétences ou de leur expertise.

Le majeur de la main du Sauveur
Leonard de Vinci se serait-il laissé aller à cette erreur anatomique grossière sur le majeur de la main bénissante ?
Celles-ci ont pris et prennent la peine de vérifier honnêtement les origines et les aléas de l’histoire de cette œuvre, tâchant de ne pas être influencées par l’assaillant orgueil de MBS.
- L’histoire de cette œuvre dévoile-t-elle que Léonard en est l’auteur principal ? Soit.
- Indique-t-elle que ses « apprentis » ont largement participé à son élaboration ? Soit.
- Montre-t-elle des défauts anatomiques incontestables et son manque de vivacité ? Soit.
- Démontre-t-elle le soin relatif dont elle a bénéficié au cours des 500 ans de sa vie ? Soit.
- Révèle-t-elle l’intervention de restaurateurs plus au moins fidèles à ce qu’ils considéraient comme l’original ? Soit.
Leur tâche est ardue, sujette à incompréhension. Cependant, elles sont libres de toute compromission susceptible de jeter le discrédit sur leur travail. Leurs décisions ne souffriront pas du soupçon de tergiversations ni de favoritisme. Leurs conclusions seront « justes » en raison de l’autorité reconnue par le mandat qui leur est octroyé.
Le « Salvator Mundi » est bien le 16e tableau de Léonard de Vinci. D’un point de vue artistique, en raison de ses défauts et de son histoire, il n’est pas le chef-d’œuvre fantasmé de MBS. Nonobstant ses prétentions mégalomaniaques, la conclusion des experts, qu’elle lui plaise ou non, qu’elle le déçoive on non, est beaucoup plus proche de la vérité et de la justesse. En fait, son opinion sur l’œuvre n’a pas d’influence sur la vérité de l’œuvre.
Regrette-t-il ses 450 000 000 de dollars dépensés pour cette « croute » ? Qui sait ? Il a parié que son opinion rejoindrait la vérité. Il a perdu. La vérité lui enjoindrait-elle de ne pas se créer de vérité alternative (comme c’est la mode de nos jours) ? Voilà une nouvelle tentation, moderne celle-là… à laquelle il serait prêt à succomber ? Une tentation à laquelle l’amour et le service de la vérité nous garderaient de succomber ?
De l’art de la gouvernance, ou la gouvernance est-elle un art, une œuvre d’art ?