Deux ans se sont écoulés depuis que j’ai reçu « Joseph » comme nouveau prénom. Je célébrais la messe chez les Carmélites de Daté. Pour une raison que je ne m’explique pas, elles m’ont souhaité une bonne fête ce 19 mars, jour de Saint Joseph. Elles avaient pourtant célébré la fête de Saint François-Xavier trois mois plus tôt en priant particulièrement pour moi. Loin d’en être compassé, j’ai été heureux d’accueillir Joseph comme nom de baptême supplémentaire. Je ne rechigne pas à de nouveaux amis particuliers ! Cette année, donc, en cette fête de Saint Joseph, voici une nouvelle méditation de Noël.
Le syndrome de la page blanche. Le manque d’inspiration. Lorsque ni les mots ni les idées ne viennent. Les muses sont définitivement absentes. Aucun vent pour souffleter cette voile. Un sur-place à tourner en rond sans horizon. Une lourdeur abyssale et recroquevillée. Il suffirait de quelques mots pour amorcer la pensée. De bien les agencer dans un ordre fécond pour qu’ils produisent un émerveillement. Quelques échantillons sensés et bien ordonnés feraient jaillir quelques fulgurances. Mais la matière se dérobe en un silence ne lâchant rien. Tout est là pourtant, présent, tapi, presque en embuscade, mais pas une brèche, rien. Faut-il préserver le silence de la gestation ? Avoir le courage de la patience ? Provoquer une faille dans la pensée en devenir ? Ce ne sont que des mots pauvres inaccordables. Lourds et faibles. Sans mélodie ni harmonie. Bruts et mal dégrossis à l’allure de borborygmes. Comment y déceler une espérance ?
L’impatience est mauvaise conseillère. Garder le courage des mots sans queue ni têtes. Les laisser vivre et s’écraser si tôt contre un mur d’incompréhension, d’étonnement désolé, de réaction entendue, de malaise contenu. C’est ainsi que des mots mal-nés-mal-dits sont déjà perdus aux chemins des pensées balbutiantes et évaporées. Ils ont tenté leur chance, ils n’ont pas résonné, ils n’ont pas trouvé d’échos, ils n’ont pas saisi au vol l’esprit de la pensée qu’ils auraient voulu servir. C’était trop tôt ? Précipité ? Seul le silence les aurait sauvegardés, il ne les aurait pas gaspillés, il aurait laissé l’espace pour l’aspiration, pour le désir, pour l’attente. Il les aurait aimés, entretenus, vivifiés, polis, bonifiés. Il leur aurait donné le sens idoine. Ils les auraient gardés pour la pensée créatrice et féconde, avec suffisamment de poids pour qu’ils en transmettent l’esprit. L’impatience est la tentation des inquiets.
La pusillanimité quant à elle est la tentation des perfectionnistes. Ils ne lâcheront jamais un mot sans s’assurer de sa perfection. Autant dire que les mots tout aussi parfaits que mort-nés sont légion. Le silence ici se mue en carcan, en camisole. Ils craindront toujours qu’une fois lancé, un mot ne s’éprenne d’une féconde liberté et trouve un écho différent de celui qu’ils ont déterminé avec force attention. La nécessaire maîtrise dont ils prétendent se prévaloir est stérile. Un mot ne porte pas seulement une idée, il vivifie la pensée de celui qui l’accueille. Une pensée fécondée par un mot vivifiant s’émancipe en une satisfaction nouvelle, une ouverture sur un monde jusqu’ici insoupçonné, une liberté renouvelée. Un mot, bien accordé avec quelques autres de ses semblables, transportera bien plus que les sommes du sens de ses éléments. Il s’harmonisera en une pensée vivante, en un mot, une parole.
Voilà pourquoi je voulais parler de Saint Joseph. C’est un homme dont on n’a jamais entendu le son de la voix, ni l’accent des mots, ni même le cœur de la pensée. Il est à lui-même une méditation sur le mystère de l’incarnation. Sa vocation ? Accueillir un nouveau-né, lui donner un nom — Jésus —, et l’élever. Rien que de très banal, finalement. À ceci près qu’il accueille un nouveau-né dont on dit, d’après quelques mots qu’il a reçus, qu’il est le fils de Dieu, le Verbe, bref, en un mot, le Mot. Un Mot en devenir, un Mot balbutiant, un Mot en attente, un Mot en espérance. Cet enfant-Mot est pour l’heure muet. Il gazouille, balbutie. Il attend qu’on lui enseigne des mots pour exprimer ses désirs de petit-enfant et pour développer sa pensée qui est là, toute, en attente d’expression. C’est Joseph qui s’y colle. Il lui enseigne l’alphabet de la langue, le b.a.-ba de la diction, les éléments de la parole.
Joseph donne à Jésus des mots, des mots viscéralement humains pour qu’il se les approprie. Par instinct mimétique, le petit d’homme va les répéter et prendre plaisir à leurs effets. Quelle joie paradoxalement ineffable que de prendre plaisir à partager une pensée avec des mots tout neufs. De se réjouir des effets d’une pensée transmise à un être aimé par des mots bien agencés. Ce n’est qu’avec ses mots, ces mots appris de Joseph, qu’il va bientôt nous dire les mots de Dieu, ses Mots. Quel mystère indicible que de dire le cœur de Dieu avec des mots sortis du cœur de l’homme. Il va se dévoiler Verbe par le truchement de quelques mots désespérément humains. Des mots pétris de la terre vont, de la bouche de Jésus, engendrer une pensée divine. Des mots clairs, sans artifice ni sous-entendus soupçonneux, vont trouver un chemin nouveau. La pensée divine, en espérance depuis l’origine, va trouver des mots pour se déployer.
La Parole divine va prendre vie dans notre terreau bien humain pour le féconder en œuvre divine par quelques mots qui vont transporter une pensée qui les dépasse infiniment. Voilà le mystère du Verbe incarné. Les mots humains de Jésus sont Paroles vivantes. Ils sont d’une simplicité déconcertante bien qu’ils aient une portée nous transportant au-delà du possible envisagé. « Lève-toi », « Je te pardonne », « Ta foi t’a sauvé ». Y a-t-il mots plus terre-à-terre ? Y a-t-il mots plus libérants ? Rien que des mots banals que Joseph a enseignés à Jésus. Rien que des mots que Jésus a harmonisés avec son cœur pétri d’amour, des mots exprimant son amour. Celui qui cherche en Jésus des mots extraordinaires ne trouvera que des mots ordinaires, bien banals, quoique transportant l’esprit d’Amour de Dieu. C’est en cela qu’ils sont extraordinaires. Seul un esprit simple, humble, se laissera transporter, aimer, sauver.
Me suis-je laissé pétrir par des mots humains véhiculant le salut divin ? Je l’espère. En tout état de cause, je rencontre des alter ego de Saint Joseph tous les jours de ma vie. Des gens que je croise chaque jour qui me disent des mots que j’entends souvent pour la première fois, des mots étranges qui font sens pour eux mais qui ne sont souvent qu’un son étranger pour moi. Il me faut les apprivoiser, les accueillir, me réjouir de leur trouver une signification, me réjouir encore plus de leur trouver le « bon » sens. Le processus d’assimilation est long, patient, parfois pénible, mais surtout jubilatoire lorsque par extraordinaire, je sais les utiliser pour dire le cœur d’amour de Dieu. Ou même lorsqu’à mon insu ils provoquent une rencontre divine. La patience et l’espérance sont les vertus cardinales des témoins du Christ, parce que le Christ lui-même en a fait preuve continuellement.