Je n’ai jamais vraiment compris pourquoi le Christ a voulu se faire baptiser. Jean nous affirme qu’il est la Parole devenue chair ; la Parole, qui est Dieu, s’est incarnée ; Dieu, qui est la Parole, s’est fait homme. Qu’a-t-il besoin, d’être baptisé, puisque tout en lui se réclame de Dieu ?
À moins que son humanité se pose comme une voie à suivre, un exemple éminent pour celle que nous portons chacun. S’il a l’humilité de se faire baptiser, peut-être nous invite-t-il à cette même disposition du cœur ? De même qu’il a épousé notre humanité par son incarnation, ainsi, il nous guide sur le chemin qui nous obtient d’épouser à notre tour sa divinité ! C’est un parcours au cours duquel on ne peut rien prendre, rien s’approprier, rien voler non plus. On ne peut que se faire réceptacle, prêt à l’accueil.
Justement, le baptême du Christ est le point d’orgue du mystère de l’Incarnation.
Mais revenons un peu en arrière nous imprégner de l’environnement contextuel. Le Verbe est pour le moment silencieux. Seuls quelques événements viennent lui rendre témoignage ; des événements que la liturgie du temps de Noël nous rappelle.
La nuit même de Noël, c’est un ange qui entre en scène. On pourrait dire un songe ? Une motion spirituelle ? Une grâce ? Bref, des gens simples, les bergers, ont « compris » intérieurement qu’un événement particulier est advenu. En toute humilité, ils se sont laissé guider par cet ange et ont ainsi reconnu dans ce petit enfant le sauveur qu’on leur a appris à espérer ; une éclaircie sur leur maussade tristesse. L’ange ici manifeste que la grâce agit puissamment dans un cœur ouvert et espérant. La grâce ici, simple œuvre divine, agit comme la première attestation de Dieu s’incarnant en un être humain.
Lors de la fête de la « Sainte-Famille », d’après Luc, le huitième jour, Joseph et Marie emmènent Jésus au temple pour y effectuer les rites associés à la naissance. Ils y rencontrent deux vieux prophètes, Siméon et Anne, qui vont à leur manière attester le Christ dans cet enfant. Ici, l’accent est mis sur l’histoire du Salut inaugurée avec Abraham et dont le point d’orgue advient avec la venue du Christ. Leur vieillesse est le signe du temps long, de la longue préparation. Elle manifeste la patience dont le Dieu d’Israël a fait preuve pour se manifester de telle manière qu’il soit reconnu non seulement dans l’histoire humaine, mais aussi dans le cœur de l’Homme. En faisant preuve d’une pédagogie patiente et endurante, les prophètes ont inscrit au cœur de l’humanité une parole divine, prémices et préparation aux temps accomplis de la venue de la Parole de Dieu, le Christ. Ce que nous appelons l’Ancien-Testament témoigne de cette longue espérance de la venue du Messie. Siméon, par le fait qu’il s’est réjoui de voir le Christ en embrassant cet enfant, et Anne, en le proclamant alentour aux gens de Jérusalem, proclament l’accomplissement du temps tout en lui instituant le statut de préparation achevée. Ces vieux prophètes nous disent que Dieu en a assez fait comme ça. Qu’il n’est plus temps de tergiverser. Que la préparation est suffisante ; bref, que le peuple de Dieu est suffisamment doté en matériel divin pour reconnaître le Christ dès aujourd’hui. L’Ancien-Testament (la Bible de l’époque) est le deuxième moyen par lequel le peuple de Dieu peut authentifier Dieu s’incarnant dans cet être humain. Il est le matériau des proclamations de Syméon et d’Anne.
La liturgie célèbre dans un troisième temps l’Épiphanie. Nous connaissons son folklore qui se réduit bien souvent dans notre société à déguster la merveillissime galette. Pour peu que quelques enfants égayent les familles, on tire les rois pour que chacun à son tour devienne le roi, qu’il choisisse sa reine (ou inversement). Je ne sais par quel truchement les mages de l’Évangile sont devenus des rois, mais c’est pourtant grâce à eux que l’on maintient cette tradition familiale. Le texte de Luc lui-même a introduit cette touche de folklore en mettant en scène ces trois personnages, mais il comporte assurément une visée théologique. Et c’est elle qui m’intéresse ici. Alors donc, comment ceux-ci authentifient-ils le nouveau-né comme le Sauveur ? En faisant leur boulot ! Qu’ils soient mages, astrologues, astronomes, savants, scientifiques ou philosophes, finalement, peu importe. La nature de leur travail n’est pas décisive. Il convient plutôt de considérer que c’est en exerçant leur activité habituelle, en l’occurrence ici regarder les étoiles du ciel et tenter d’en comprendre les mystères, qu’ils découvrent les traces de la présence divine. En suivant ces traces, ils sont « naturellement » guidés vers le Christ. Étant orientaux, ils ne sont pas bénéficiaires de la Parole biblique. Ce n’est donc pas par l’entremise de celle-ci que le Christ se dévoile à eux, mais bien par le fait qu’ils exercent avec honnêteté et justesse leur humaine activité, ou simplement leur humanité. Comme chercheurs de sens, comme amoureux de l’humanité, comme serviteurs de la nature, ils découvrent dans leur unité le Dieu Créateur et le Christ Sauveur vers lequel ils sont guidés naturellement. Le Christ reçoit de leurs mains les offrandes qui certifient son être profond. Elles préfigurent la manière dont il réalisera le Salut : l’or le désigne comme Roi, l’encens comme Dieu et la myrrhe montre que c’est par le don de sa vie jusqu’à la mort qu’il nous offre la résurrection. Melchior, Gaspard et Balthazar montrent que l’exercice honnête et juste de l’activité humaine est qualifié pour découvrir la présence de Dieu et conduit naturellement vers le Christ. C’est le troisième témoignage externe qui nous permet d’authentifier le Christ.
C’est le moment de revenir au baptême du Christ, dont la fête liturgique vient conclure le temps de Noël. Après trois formes variées de témoignages externes — la grâce, la bible et la vie quotidienne — de quel témoignage allons-nous bénéficier maintenant pour reconnaître le « Verbe » en cet homme, qui a bien grandi, mais qui n’a toujours pas parlé ! (Exception faite chez Luc de la controverse au temple où, à l’âge de 12 ans, il se permet de répliquer à sa mère : « Ne savez-vous pas que je dois m’occuper des affaires de mon Père ? ») Après qu’il a reçu le baptême des mains de Jean-Baptiste et que la présence de l’Esprit-Saint s’est manifestée sous la forme d’une colombe, le ciel se déchire. Et de la nuée on entend une voix proclamant : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, écoutez-le ! ». Intéressant témoignage que celui, direct, de Dieu ! Entendons-nous bien. Ce n’est pas le baptême reçu qui confère au Christ sa dignité de Sauveur, une dignité qui lui serait acquise ainsi. C’est bien un témoignage, de Dieu lui-même ici, destiné à chacun d’entre nous pour que nous reconnaissions dans cet homme le Christ, le Verbe éternel de Dieu. Après les témoignages de la grâce, de la bible et de la vie humaine elle-même — toutes à leur manière œuvres de Dieu —, voici maintenant que Dieu lui-même, par sa Parole, dévoile et désigne le sauveur : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé ». C’est le témoignage ultime. Il s’accompagne
d’une transition essentielle : « Écoutez-le ! »
Petit aparté, pour comprendre la suite, sur le lien entre Dieu et sa Parole. Dans ce très beau poème dit « de la création » dans le livre de la Genèse, le moyen par lequel Dieu crée, son outil de prédilection, c’est sa Parole elle-même. « Dieu dit : “Que la lumière soit !”, et la lumière fut ! » Et dans la très belle méditation tout aussi poétique que Saint-Jean en fait au premier chapitre de son évangile, il répète à l’envi que la « Parole est Dieu », qu’« elle s’est fait chair et qu’elle a habité parmi nous ». En désignant de manière éminente ainsi le Christ comme Parole faite chair, il affirme aussi clairement qu’il « est » Dieu.
Mais revenons à notre « Écoutez-le ». Il revêt maintenant une dimension particulière. Le témoignage divin nous invite à considérer que désormais le Verbe s’exprime dans la bouche de celui-ci que l’on nomme Jésus. Avant qu’il puisse prendre la parole, il a reçu les témoignages que l’on a passés en revue précédemment, y compris celui de Dieu lui-même. Chacun à son tour a proclamé clairement la venue du Sauveur, Dieu fait homme, en désignant le nouveau-né. Nous avons donc tous les éléments en main pour comprendre que les prochaines prises de parole de cet homme venu se faire baptiser et obtenir ainsi pour nous cet ultime témoignage seront pour proclamer la Parole. La Parole créatrice se révèle Parole salvatrice. De même que Dieu a « dit » pour créer, Dieu, en Jésus, « dit » pour sauver. La Parole est désormais œuvre de salut pour la personne qui décide de l’« écouter ».
Il convient donc de ne pas se méprendre sur la nature de cette Parole du Christ, ou sur son statut. D’une certaine manière, elle est très simple. Elle accomplit le Salut, point. En résumant, la voici : « Je te pardonne ! » ; « Ta foi t’a sauvé ! » ; « Marche ! » ; « Vis ! »… et c’est tout. N’importe quelle parole moralisante laissant poindre un marché donnant-donnant du style « Si tu mènes une vie droite et juste, alors tu pourras obtenir (peut-être) le salut » n’est pas une Parole du Christ. En effet, elle ne crée ni ne sauve ! Elle n’est qu’une injonction oppressante qui enferme dans une spirale de la surenchère aboutissant plutôt vers la désespérance. Malheureusement, parce qu’on ne l’écoute pas, on a tôt fait de dénaturer sa Parole et de la penser de cette manière. Mais qui, d’un petit peu constitué normalement, peut considérer que la Parole du Christ est d’un tel cynisme, et s’en réjouir ? Personne, assurément ! On peut considérer ce cynisme et donc s’éloigner de ce qu’on croit être le Christ : ce serait très sain ! Ou revoir son jugement et considérer que ce que le Christ dit ne peut pas être aussi cynique et se mettre à l’écouter…
Alors que beaucoup de disciples de Jésus le quittèrent, car ils ne comprenaient pas les mystères de Dieu qu’il leur expliquait, il demanda à Pierre s’il voulait à son tour s’éloigner. Il aurait pu le faire, ayant buté ici sur une incompréhension sur le chemin de sa foi. Il faut dire que c’était coton : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui… » Je comprends que beaucoup aient déguerpi ! Mais Pierre rétorqua plein d’espérance : « Où irais-je donc ? C’est toi qui as les Paroles de la vie éternelle ».
Puisque nous savons maintenant que la Parole qui sort de la bouche du Christ « sauve » — c’est-à-dire qu’elle libère, réjouit, pacifie, réconcilie, aime —, nous avons les moyens de discerner la vraie nature des paroles attribuées au Christ ou à Dieu ! Et par un mystère de délégation, nous savons que toute parole que nous prononçons, si elle libère, réjouit, pacifie, réconcilie, aime est, par notre bouche, parole salvatrice de Dieu !
Joyeux Noël !
P.S.
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