De deux paroles évangéliques fondatrices a germé ma compréhension personnelle du prêtre missionnaire que je suis devenu. S’est ensuivie une découverte du visage multiple de l’Église et de sa nature missionnaire. Voici en quelques mots mon cheminement.
(Article paru dans la revue Missions Étrangères n° 563 de novembre 2020, ayant pour thème principal la vie de l’Église au Japon)
« Tout est bon pour un prêtre ! » C’est l’un des premiers enseignements que j’ai reçus du père Jacques Venard, d’auguste mémoire, supérieur du séminaire d’Orléans lorsque j’y suis entré pour commencer ma formation en vue de devenir prêtre. Il n’était dès lors déjà plus question pour moi de devenir un prêtre « frais émoulu » d’une formation largement idéalisée comme il croit que les gens ou l’Église s’attendent qu’il soit, mais un prêtre libéré de ces contraintes imaginaires, capable de donner la priorité à l’Évangile et aux appels de l’Esprit-Saint. J’avais 19 ans. Je ne me rappelle que peu de choses de mes années de formation, mais ce verbatim de « Papi Venard » est resté gravé dans ma mémoire ; et m’avait à l’avance libéré avant que de commencer…
Le deuxième verbatim qui a marqué ma formation en vue de devenir un prêtre missionnaire fut prononcé par un confrère MEP, missionnaire en Corée (je ne le nomme pas car il est toujours de ce monde, mais il se reconnaitra s’il lit ces lignes et ceux qui le connaissent le reconnaîtront). « Comme les gens ne viennent pas à l’Église, c’est à l’Église d’aller vers eux. » Il m’a semblé que dans ma propre découverte de la nature missionnaire de l’Église, cette définition était pertinente ! J’avais 22 ans. Et ma rencontre des confrères MEP en Corée, de l’Église de Corée, alors que j’effectuais mon service national dans le cadre de la coopération comme enseignant de français, a été déterminante dans la découverte de ma propre vocation missionnaire.
Ces deux paroles ont été évangéliques, et continuent de l’être dans mon cheminement. Certes, aucune d’entre elles n’est une citation du texte évangélique. Mais elles ont été prononcées chacune par un prêtre pétri par l’Évangile et capable de le rapporter avec des mots nouveaux, des expressions nouvelles dont la transparence révèle sa vérité profonde.
Des paroles fondatrices
Ainsi en est-il de ce « tout est bon pour un prêtre », que j’ai rapidement raccroché à la parabole des talents. Lorsque Jésus, à la question « Quel est le plus grand commandement ? », répond à cet homme plein de bonne volonté « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu (et dans le même mouvement ton prochain comme toi-même) “de tout ton cœur, de tout ton esprit, de toute ta force, de toute ta pensée…” », litanie à laquelle j’ai envie d’ajouter « de toute ton intelligence, de toute ta liberté, de tout ton temps, de toute ta patience, de toute ton imagination, etc. » – Liste non exhaustive des talents octroyés par la grâce de Dieu, susceptible d’être enrichie par quiconque prend l’Évangile au sérieux ! (Ah oui, si vous cherchez la liste donc, elle n’est pas en Mt 25, mais en Mt 22, 37) –, il nous explique tout ce qui est bon pour un chrétien, et a fortiori pour un prêtre. Comme si cette parabole devait être fondatrice dans ma vie de foi.

Christ présenté au Japon
Mosaïque présentant le Christ au Japon. Elle se situe dans le cœur de l’église de honbetsu, diocèse de Sapporo (Hokkaïdo),
Celui qui m’a décidé à devenir missionnaire ad extra est le deuxième, que j’ai associé à Mt 28,19 : « Allez, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! » On ne vient pas à l’Église, famille des êtres humains déjà sauvés pour la vie éternelle par le Christ si les membres de la famille ne le présentent pas. Le cas échéant, l’un ou l’autre, à qui le Christ aura été présenté, par le baptême accueillera la dignité de fils ou fille de cette famille. Tout l’enjeu d’aller vers les gens, que l’Église aille vers les gens, c’est cette présentation, afin que grâce à elle, l’un ou l’autre découvre le Christ tel qu’il est, et non pas seulement selon la représentation riche, pauvre, culturelle, historique qu’il s’en fait. Doué d’une ribambelle de talents aussi riches que parfois insoupçonnés, on aurait bien tort de se gêner de les utiliser pour accomplir cette présentation. Tous les moyens sont permis, si tant est qu’on s’avance à visage découvert dans le plus grand respect rejetant fourberie, séduction et mensonge !
Voici mon seul bagage (plus d’autres petites choses que j’ai dû laisser à l’aéroport pour excès de poids) ! C’est avec ça que j’ai quitté la France il y a 26 ans pour rejoindre le Japon. Maintenant, à 53 ans, je n’ai pas oublié ces paroles fondatrices, mais il convient de vérifier la manière dont je les ai mises en pratique.
Des limites fondamentales
Reconnaissons qu’il faut bien commencer par se dépouiller. Si je suis parti avec la foi chevillée au corps, riche de ces deux paroles évangéliques, j’ai dû cependant accepter de me déposséder de beaucoup de trésors dont je ne soupçonnais pas la valeur, par contraste, à commencer par ma propre langue. Le fait d’être appelé à présenter le Christ dans une langue absolument inconnue et de constater ma surdité et mon mutisme implacables est une épreuve qui demande beaucoup d’abnégation et de patience. Ainsi que de reconnaitre qu’après de nombreuses années, quoi qu’il arrive, la maîtrise de la langue japonaise ne sera « jamais » à la hauteur escomptée, rêvée, sublimée m’a invité à beaucoup d’humilité. C’est donc avec cette limite linguistique indépassable que, comme ministre de la Parole, je suis invité à présenter le Christ ! Mais ces limites sont fondamentales pour que le Christ transparaisse. Le diocèse de Sapporo, correspondant à l’île du Hokkaïdo, m’a accueilli parmi ses prêtres il y a 23 ans. J’y suis heureux même si j’y ressens des lourdeurs de type organisationnel, que je m’empresse de laisser de côté pour évoluer aussi librement que possible dans ma vie de curé. Après avoir été vicaire dans quelques paroisses de Sapporo, j’ai été curé principalement dans trois secteurs : Hakodaté, au sud de l’île, pendant 10 ans ; Otaru et Kutchan au Nord-Ouest de Sapporo pendant 5 ans et maintenant dans le Tokachi, traditionnellement fief des franciscains, à Obihiro dans le centre-est de l’île.
Le diocèse me demande de bien faire mon boulot de curé. Alors autant que possible, j’essaie de cheminer dans la foi avec les communautés qui me sont confiées. Est-ce à dire que je suis satisfait finalement de ma vie de père pépère ? Certes non. Le minimum syndical est effectué, mais il me faut décliner ces deux paroles d’une manière originale.
Internet au service de l’Évangile
Concrètement, comment utiliser mes talents afin de présenter le Christ à des gens qui ne passeraient pas le porche d’une église ? Au séminaire, je me suis pris d’intérêt pour l’informatique, à l’époque essentiellement pour rendre des travaux écrits bien présentés. Puis j’ai eu l’occasion de me procurer un premier ordinateur personnel, c’était un Mac Plus d’occasion. Je me suis passionné pour la chose informatique bien plus que pour l’enseignement de… (au choix) du séminaire. L’avènement de la révolution Internet dans les années qui ont suivi mon arrivée au Japon m’a permis de considérer l’informatique comme un outil potentiel au service de la présentation du Christ. Même si je ne savais pas encore quelle direction prendre. Puis à Tokyo, j’ai rencontré un informaticien, Jacques, dont je suis devenu ami, qui m’a donné confiance en mes capacités de programmeur. Au fil des années, j’ai appris, d’abord par curiosité, la programmation web, et je peux dire sans forfanterie que je suis devenu développeur web, maîtrisant les différentes technologies de programmation dont aucun diplôme n’a pourtant sanctionné les compétences puisque j’ai tout appris en autodidacte. Mais en ai-je besoin puisque je ne cherche pas de job ? Il n’empêche que ce « métier » m’a permis de réaliser avec Jacques quelques projets de « présentation du Christ », au premier rang desquels « Higoto no fukuin ». Ce service n’existait pas dans l’Église du Japon. À travers la liturgie eucharistique, l’Église présente de manière très pédagogique les grands textes de la Bible si bien que leur lecture ouvre aux mystères du Christ et au salut de Dieu, en une forme de retraite personnelle et quotidienne. Seuls les chrétiens convaincus et assidus aux offices religieux ont recours à un missel. Les autres sont largement exclus de cette affaire de spécialistes. Mais tout le monde a un téléphone portable… C’est pourquoi nous avons développé ce service que l’on peut titrer en français « L’Évangile pour chaque jour ». Afin que les curieux, les affamés, les chercheurs de Dieu, les pécheurs puissent mettre la parole de Dieu dans leur poche au même niveau que Facebook, Tetris et Call of Duty, et de la retrouver parfois pendant les quelque dix minutes de liberté qu’ils auraient chaque jour. Et pour développer l’expérience de lecture quotidienne de l’Évangile, nous voulons enrichir nos courriels d’un podcast qui, à la manière d’un livre audio, proposera une version sonore de la Parole. Aujourd’hui, environ 3 000 courriels sont envoyés automatiquement chaque jour, 3 autres milliers de notifications rejoignent la nébuleuse Facebook et autant le gazouillement de Twitter. Pour un petit pays comme ici, c’est honorable.

Copie d’écran d’une page du site de hitoto no fukuin
voici le lien direct de cette page, précisément...
Higoto no fukuin se développe d’autres manières. En effet, à la faveur regrettable de la crise sanitaire les messes publiques étaient suspendues. Au couvent (cloitré) des Carmélites dont je suis l’aumônier et pour lesquelles aucune habitude n’a changé, la messe dominicale y est filmée et diffusée en direct et en différé sur YouTube pour une grande partie de chrétiens privés de messe, mais aussi pour un certain nombre de personnes qui tombent par hasard et par le truchement de l’algorithme de YouTube sur cette messe. J’en veux pour preuve les commentaires ou les interventions sur le chat qui en témoignent. Lorsque la crise sanitaire sera passée, nous espérons faire passer le matériel de vidéo de paroisse en paroisse à travers tout le Japon pour que chaque dimanche la messe soit diffusée et vue, y compris en différée, par les malades, les travailleurs, toutes les personnes qui n’ont pas la liberté du dimanche. Et enfin, et ce n’est pas encore réalisé, mais notre équipe se met en place, nous projetons une série d’émissions où quelques chrétiens viendraient présenter le Christ à travers leur propre vie chrétienne et leurs engagements au service de l’Évangile.
Que de nouveaux aspects du visage de l’Église se dévoilent au cours de l’histoire missionnaire semble tout à fait naturel. L’Église est vivante et dynamique. Il suffit, par exemple, de repérer l’évolution du vocabulaire que l’on utilise pour la qualifier. Sur le fronton du presbytère de l’Église de Motomachi à Hakodaté, au-dessus de l’emblème ME bien connu ici, il est écrit 天主堂 (Ten Shu Dō), soit le Temple au Seigneur du Ciel, que l’on traduit volontiers par Église Catholique. Mais c’est une expression que l’on n’utilise plus. De nos jours, c’est 教会 (Kyōkaï) qui a la faveur de nos habitudes. On lui adjoint en katakana カトリック (catholique) pour la différencier des Églises sœurs (même si personne ne sait nulle part ce que signifie catholique). Bref, Kyōkaï signifie « assemblée où l’on enseigne » ; concept très différent du précédent. Je ne sais pas si cette expression est pertinente, tant elle me semble réductrice. Mais c’est elle qu’on utilise et on peut bien l’enrichir en l’affublant d’autres concepts. Mon propre vocabulaire missionnaire a évolué en parallèle. Si la « propagande » n’a jamais fait partie de ma panoplie sémantique – je l’associe à l’époque de l’Église du Seigneur du Ciel – l’« enseignement », qui sied mieux à Kyōkaï, n’est pas un terme que j’utilise souvent. J’ai longtemps préféré le terme de « témoignage », si possible évangélique. Malheureusement, ce terme, issu du martyre grec, tend à être disqualifié dans une frange de la population par son caractère subjectif. Dans ce monde de pensées relatives où chacun peut se permettre de revendiquer sa vérité personnelle, le témoignage perd sa force interpelante. C’est pourquoi je me suis demandé s’il ne convenait pas de trouver un terme réduisant sa subjectivité tout en renforçant son caractère informatif. Aussi, tout au long de ce texte. J’ai utilisé le mot « présentation », comparable à son sens anglais « introduce ». « Je vous présente mon ami le Christ, il aimerait faire un bout de chemin avec vous… » Allant de pair avec la présentation du Christ, l’Église dévoile une autre facette de son visage, concrètement. Dans la foi, nous savons qu’elle est catholique, c’est-à-dire universelle. Or la pratique de la foi chrétienne circonscrite aux territoires paroissiaux peut être pensée à nouveaux frais lorsqu’elle intègre une dimension transterritoriale que les nouvelles technologies permettent. De fait, le réseau créé par higoto no fukuin et son extension à travers la chaine YouTube ou Facebook et Twitter permettent une interaction entre les abonnés. Ils forment une espèce de communauté non pas virtuelle, comme le laisse penser le média, mais bien réelle : un visage inédit de l’Église catholique transparait, inenvisageable au siècle dernier. Elle n’est ni idéale ni exclusive, mais elle existe et elle a un beau visage.
Ces deux paroles évangéliques, fondatrices pour ma vie missionnaire, ont porté ces fruits qu’il m’est même donné de goûter et d’apprécier aujourd’hui. Je ne sais pas ce qu’elles me réservent à l’avenir, j’en espère de nouveaux fruits avec confiance…
P.S.
Retour vers l’article de présentation « Oh la vache, quelle année ! »