Pour le missionnaire que je suis, l’exercice du ministère de la Parole est d’autant plus exigeant qu’il fait face à deux écueils. Laisser là le témoignage du Christ ressuscité pour enseigner en lieu et place la pratique religieuse en est un. Exercer ce ministère dans une langue étrangère en est un autre : par quel miracle est-il possible de porter la Parole du Christ dans ces conditions ? Après 25 ans de présence au Japon, voici quelques pistes de réflexion.
Voici les petits gamins du Jardin d’enfants qui s’apprêtent à venir prier. Ôru shimpusama (C’est le père Haure) ! Ils sont adorables, ils sont contents de me voir. Ils sont à l’entrée de l’église et m’aperçoivent. Je m’approche, et d’un grand sourire me disent bonjour. Je les salue à mon tour. Ils ont l’air tout excité, contents que je sois là. Aujourd’hui, c’est la prière d’action de grâce pour les enfants dont l’anniversaire a lieu ce mois-ci.
Je les regarde faire. Ils s’alignent, se rangent, se tournent vers l’autel chacun à son tour, se prosternent les mains bien jointes, s’avancent au pas, s’assoient en rang, et au signal de leurs professeurs, chantent, se signent d’une croix parfaite, récitent le Notre-Père par cœur et automatiquement comme une parole magique, prient de leurs propres mots comme un seul homme dont la scansion se résume en un retentissant « 0 mamori kudasaï » (Protège-nous). Ils ont tout bien fait comme il faut et ils en sont fiers !
L’autre jour, je reçois une lettre d’une dame qui a suivi pendant plusieurs années mes partages bibliques lorsque j’étais à Otaru. Elle m’écrit qu’elle les a appréciés et me fait part de l’anecdote suivante : Alors qu’elle est avec sa sœur et ses enfants, elle les invite à venir à l’église. C’était dimanche et une bonne occasion de changer les habitudes. Libérés du « carcan », la réaction des enfants est tombée, franche et unanime : « Ah non, on a suffisamment répété “amen” à l’école maternelle, on ne va pas recommencer… ». Refus net et définitif. Ils sont allés à McDonald.
Le recto et le verso de la même pièce, ces deux situations révèlent l’état d’esprit des petits Japonais en matière d’éducation religieuse. Un état d’esprit qui est celui de leurs aînés. Dans chaque paroisse où j’ai exercé mon ministère, je suis toujours intervenu auprès des Jardins d’enfants d’une manière ou d’une autre.
J’ai toujours été confronté à un dilemme qui me revient comme un refrain lancinant régulièrement : l’éducation à la religion ou l’éducation à la foi.
Je dois reconnaître humblement que je ne suis pas vraiment concerné par « l’éducation » proprement dite. Les petits enfants sont éduqués par leurs professeurs, c’est bien normal. Je suis même souvent admiratif de leur dévouement et même leur zèle parfois y compris en matière d’enseignement religieux. La plupart d’entre elles ne sont pas chrétiennes et ont atterri dans le giron d’un jardin d’enfants confessionnel par le biais du marché de l’emploi… Pour autant, elles sont curieuses du christianisme et ont à cœur de l’enseigner selon la tradition du lieu. Bien que parfois elles soient étonnantes de justesse dans leur enseignement religieux, force est de constater qu’elles enseignent le comportement religieux dans sa dimension rituelle d’une part, et dans sa dimension morale ou moralisante comme substitut aux défaillances éducationnelles d’autre part. En d’autres termes, bien faire ses prières pour que Jésus nous protège ; et être bien gentils avec ses petits camarades sinon Jésus ne va pas être content… Deux manières, quasi exclusives, d’enseigner le fait religieux qui me déplaisent et dont je suis bien souvent et à mon corps défendant la caution, puisque je « préside » ces temps de prière au déroulement immuable qu’elles « animent ». Leur objectif consiste souvent à utiliser le religieux pour des motifs éducationnels.
Il se trouve que par un enchainement de circonstances, elles travaillent dans une institution catholique, alors il est entendu que l’enseignement du fait religieux sera établi selon les « normes » de la religion catholique. Mais finalement, et pour le dire assez crûment, pour que l’objectif éducationnel (devenir un bon petit Japonais) fût atteint, l’enseignement religieux eût été celui de Bouddha que cela n’aurait rien changé !
L’exemple de l’enseignement du religieux dans un jardin d’enfants est finalement typique de l’enseignement religieux ou de la pratique religieuse en général, tels que je les constate autour de moi en tout cas. On peut y déceler une certaine dichotomie entre l’acte religieux devant être effectué, ou le rite devant être accompli, et la vérité du cœur dont ils sont censés être le signe et l’accomplissement. Alors j’ai parfois envie de donner un coup de pied dans la fourmilière. Mais cette attitude ne ferait qu’exprimer mon exaspération parfois devant tant d’automatismes qui ne me paraissent pas refléter la vérité du cœur ni donner accès à la foi. Mais je dois bien avouer que je suis démuni face à une telle situation. Qui suis-je pour critiquer cette pratique qui est pour la plupart des acteurs de la vie religieuse conforme à ce qui doit être fait ? Qui suis-je pour, à travers des comportements extérieurs, décider de l’authenticité de la foi intérieure ? Ai-je tort d’être insatisfait alors qu’un certain nombre d’enfants ont accès par ce biais à l’univers du christianisme, ainsi que leurs professeurs et leurs parents ? Ce n’est pas négligeable dans une société largement étrangère au christianisme, à sa philosophie anthropologique ou à son enseignement social !
Cette année, j’ai l’honneur de célébrer mon jubilé d’argent : voici vingt-cinq ans que je suis prêtre, et presque autant d’années de présence au Japon. Non pas que je puisse porter un jugement définitif sur l’Église du Japon ou sur le fait missionnaire en lui-même, mais je peux porter témoignage de mon expérience de vie missionnaire au sein de cette Église. Nonobstant mon sale caractère, mes limites et mon péché, lesquels vont à l’encontre de mon « idéal » missionnaire, il me semble que le chemin que je suis censé emprunter s’appelle patience, endurance et humilité.
Il est remarquable que le Seigneur appelle des disciples de l’Évangile à le proclamer dans une langue qui leur est largement inconnue. C’est pour moi l’un des plus grands mystères de la vie missionnaire. On pourrait me rétorquer qu’au bout de 25 ans, si je ne parlais pas suffisamment bien japonais, il vaudrait mieux que j’aille trainer mes guêtres ailleurs. Oui, j’en conviens. Mais il ne s’agit pas ici de la conversation quotidienne. Il s’agit de témoigner et dire la parole de Dieu afin qu’elle résonne comme parole vivante et vivifiante dans le cœur des personnes qui la reçoivent. C’est précisément ce mystère-là qui me dépasse. Dans l’exercice du ministère de la Parole, je rencontre les trois difficultés suivantes : ne pas savoir dire ce que je veux transmettre ; dire autre chose que ce que je crois transmettre ; et dire n’importe quoi (charabia incompréhensible). C’est une grande souffrance que je dois endurer et grâce à laquelle j’ai appris la patience. Je ne suis pas le maître de la Parole dont je suis le serviteur.
Saint-Paul dut mettre en garde les chrétiens de Corinthe afin que l’éloquence de certains prédicateurs ne les éloigne pas du Christ lui-même, à cause de la séduction dont les auteurs de cette éloquence pourraient user (1 Cor 1,10-17). A contrario, la faiblesse linguistique, souffrance lancinante du missionnaire que je suis, me signifie à l’envi que la fécondité de la Parole que je porte revient au Saint-Esprit. En tout cas, je ne peux pas m’enorgueillir de quelque éloquence que ce soit, si fécondité il y a. Bien plus, il m’arrive de constater parfois une fulgurance surprenante : « Comment est-ce possible que j’aie dit une chose pareille ? » me dis-je in petto ! Cette parole devient alors ma propre nourriture spirituelle. Je suis parfois le premier étonné de ce que je suis capable de dire, manière de rendre grâce de Dieu pour le travail de l’Esprit-Saint.
C’est donc comme ministre d’une Parole dont je suis l’humble serviteur qu’il me revient de la porter lors d’événements liturgiques tels que la prière « uniforme et automatique » des écoliers des jardins d’enfants. Je ne prends pas le contre-pied de ce que les professeurs font ; même si ça me démange souvent. Je tente au mieux, avec mes limites personnelles évoquées précédemment et en ayant confiance dans le travail de l’Esprit-Saint, de les ouvrir à la dimension spirituelle de l’amour de Dieu dans leur vie… Et pour le reste, que le Seigneur accomplisse son œuvre ! À la prière du Notre-Père récitée par cœur (aurais-je dû dire débitée ?), j’évoque la joie d’être aimés par Dieu, d’être les amis de Jésus. Aux « protège-nous » des accidents, des rhumes et des tremblements de terre ou que sais-je encore, je sensibilise à la confiance et à la paix que procure la présence du Christ dans nos vies. Quant à la manière de bien se comporter avec ses petits camarades ou devant Dieu, je parle de la joie de vivre avec Jésus, laquelle nous invite à la gentillesse et à la liberté. Il s’agit d’être heureux d’être aimés par Dieu. Mes interventions, quasi rituelles, s’adressent d’abord aux enfants, dans un deuxième temps aux parents présents, et ensuite, tout en n’ayant l’air de rien, aux professeurs, histoire de leur faire goûter avec beaucoup de patience et de délicatesse à la joie de la foi, la joie de la rencontre avec le Christ qui se cache et se dévoile au creux des gestes rituellement millimétrés.
En prenant l’exemple de la pratique religieuse dans un jardin d’enfants, il me semble que l’on peut l’étendre aux pratiques religieuses plus générales dans l’Église du Japon. En d’autres termes, l’action rituelle des chrétiens, l’apprentissage et la récitation des prières, les enseignements catéchétiques ; toutes ces actions, qualifiées de religieuses, sont-elles vraiment une voie de communion avec le Christ ? Ou bien sont-elles des actions qu’il convient d’accomplir afin d’être en « règle » ? Ou encore des actes magiques qui auraient la faculté de nous obtenir des grâces ou des exaucements ? Avec le danger qu’au lieu de nous élancer dans la communion avec le Christ, elles nous en éloignent avec le sentiment confus d’avoir fait pourtant ce qu’il faut. La vie spirituelle est-elle alimentée par ces pratiques si peu évangéliques : « Quand vous priez, ne rabâchez pas comme les païens ; ils s’imaginent que c’est à force de paroles qu’ils se feront exaucer. » (Mt 6,7) Qu’on ne se laisse pas abuser par ces propos : je ne confonds pas l’acte liturgique du peuple de Dieu qu’est l’Eucharistie par laquelle le Christ nous rassemble et nous vivifie, et tout ce que j’appelle les scories rituelles qui l’entourent pour souvent l’enlaidir et l’affecter au point que les chrétiens ne savent pas parfois hiérarchiser l’importance de tous ces actes… Je ne peux pas m’opposer de front à ces pratiques périphériques d’abord parce que je ne suis pas sûr d’en partager la faible importance avec les Chrétiens, ensuite parce que je ne sais pas comment le Christ se réserve la liberté de vivre en communion avec les uns et les autres, y compris à travers ces pratiques. Mais je ne peux pas m’en satisfaire. Il est beaucoup plus facile d’enseigner les codes, les règles, les commandements, les pratiques ; il est plus facile encore d’employer son énergie avec ces vieilles habitudes et de se persuader ainsi d’exercer pleinement son ministère et de, finalement, s’en contenter. Autant brasser du vent !
Or je ne suis pas là pour enseigner la « religion », mais pour témoigner du Christ ressuscité ! Relire Saint Paul permet d’affuter le témoignage de la « foi » ; histoire de partir de l’Évangile du Christ et d’y revenir, toujours. C’est beaucoup plus exigeant en termes de vérité et liberté intérieures.
Enseigner la religion ? Non merci ! Marcher librement sur le chemin de la foi avec la communauté qui m’est confiée ? Oui, avec plaisir !